C'est grâce à Mimesis (1946 ; 2015[2]) d'Erich Auerbach que la critique littéraire a pris conscience du fait qu'à une Weltanschauung différente, à un horizon culturel différent correspondent aussi à différents instruments de narration, ainsi que d'expression poétique et artistique. Le problème culturel qui s'est posé entre le IIe et le IVe siècle, et dont les solutions ont profondément marqué le développement de la littérature européenne jusqu'à nos jours, était celui de la création d'un code adapté à l'expression de contenus bibliques-sémites avec des instruments de la tradition littéraire gréco-romaine (Stella 2005-2006), impliquant d'abord la production en prose, puis la production poétique, qui, plus directement, en vertu de la pratique scolaire, renvoyait à cette tradition « classique » au sens large. Ce « retard » manifeste une réelle difficulté qui se traduit souvent dans des déclarations, de la part des intellectuels chrétiens, d'incompatibilité radicale entre l'horizon théologique biblique et la poésie, en tant que cette dernière était un instrument privilégié de la culture profane (Freund 2003, 15-20) et donc liée par la notion même de carmen, au-delà de la mythologie, à la poésie religieuse païenne (Pierre 2016). La solution qui s'est imposée a d'abord donné naissance, pour reprendre une heureuse expression de Reinhart Herzog (1975, XXXIII-XXXIV), au "troisième cycle" de poèmes de la littérature occidentale à côté du cycle homérique antérieur et celui, postérieur, du cycle carolingien-arthurien, le cycle de la poésie biblique en mètres classiques. C'est une tradition culturelle très importante qui, après avoir rencontré des préjugés dans une certaine perspective classicisante, surtout à partir du milieu du XXe siècle, s'est imposée dans le panorama des études antiques et médiévales en raison de sa transversalité chronologique dans la culture européenne. En effet, le canon poétique élaboré dans l'Antiquité tardive1, stabilisé progressivement dans le quadrige Juvencus-Sédulius-Avit-Arator, dominera, indépendamment de l'aire géographique de référence, dans une dimension transnationale et européenne, l'école médiévale et aussi celle de l'époque humaniste (constituant, par ailleurs, une pièce essentielle dans la transmission via l’école des auteurs classiques gréco-romains), trouvant également un terrain favorable dans la Réforme et la Contre-Réforme.
Si, dans le troisième quart du XXe siècle, l'attention des chercheurs, en particulier ceux de l'école allemande, comme Klaus Thraede (1960, 983-1042)2 et R. Herzog (1975, 190-197)3 déjà mentionné, s'est concentrée sur les modalités techniques de la traduction de la culture païenne dans la langue biblique et chrétienne, en mettant l'accent sur les catégories de l' « imitation contrastive » ou de la « re-sémantisation », au cours des dernières décennies, les études sur la transposition des contenus de la tradition biblique dans les formes poétiques se sont plutôt concentrées sur trois facteurs extrêmement importants :
Partant de ces prémisses, le projet PoBLAM présenté ici entend étudier en profondeur - ce qui constitue un aspect tout à fait original – les thèmes suivants :
L'horizon linguistico-chronologique de référence du projet sera la poésie latine chrétienne tardoantique, carolingienne et post-carolingienne, en fonction du thème 1, et la production grammaticale et exégético-théologique latines de la période tardo-antique au XIIIe s., en fonction des thèmes 2 et 3, mais ne manqueront pas quelques ‘incursions’ dans le monde gréco- byzantin, opérées pas les hellénistes rattachés aux équipes, pour vérifier, à travers, de préférence, des analyses comparatives, affinités/diversités dans la construction des traditions identitaires en Occident et en Orient.
Parmi les travaux antérieurs qui justifient pleinement la convergence des deux équipes porteuses dans le partage d’un projet unique visant à approfondir les thèmes de la poésie chrétienne dans ses aspects formels et doctrinaux et leur importance dans la construction et de l’identité européenne, on peut citer les deux recueils d’études en cours de publication, qui sont le fruit des deux grands colloques internationaux organisés respectivement le 25-27 janvier 2018 à Strasbourg par M. Cutino sur Poetry, Bible and Theology from Late Antiquity to the Middle Ages, dont les actes ont été publiés en mai 2020 dans la collection « Millennium Studies» , vol. 86, De Gruyter- Berlin/Boston, et le 23-25 janvier 2019 à Wuppertal par S. Freund et D. De Gianni sur Das Alte Testament in der Dichtung der Antike. Paraphrase, Exegese, Intertextualität und Figurenzeichnung, dont les actes vont être publiés dans la collection « Palingenesia » de F. Steiner Verlag-Stuttgart.
On peut, en outre, citer une initiative commune très importante, la constitution, à partir justement de 2021, d’un Groupement d’Intérêt Scientifique (GIS) à perimètre international « GIRPAM » (Groupe International de Recherches sur la Poésie de l’Antiquité tardive et du Moyen-Âge), [site web], coordonné par Michele Cutino de l’UR 4377 de Strasbourg et Bruno Bureau de l’UMR 5189 de Lyon, qui a fédéré actuellement presque 40 unités de recherche européennes et hors Europe, GIS dans lequel sont directement impliqués comme partenaires les chercheurs de Wuppertal et d’Erlangen. L'objectif principal de ce groupement est, en fait, de faciliter les échanges scientifiques et pédagogiques entre enseignants-chercheurs impliqués dans les études sur la poésie tardoantique et médiévale, en créant un réseau scientifique européen et transeuropéen visant à favoriser l'échange de matériels et d'informations ainsi que la coordination de projets et thèmes de recherche en commun en Europe et entre l'Europe, les Etats-Unis et le Canada.
Sur le plan individuel, du côté français on peut remarquer que l’unité porteuse de Strasbourg, avec ses membres statutaires et associés, présente des profils scientifiques en rapport direct avec les objectifs et actions envisagées (voir Les thèmes et les objectifs). En particulier, M. Cutino a travaillé sur la poésie biblique (notamment sur l’Alethia de Claudius Marius Victorius à laquelle il a consacré une monographie en 2009 et plusieurs études, et sur l’Heptateuchos, pour lequel il a proposé un encadrement chronologique original dans un essai de 2016, cité dans sa bibliographie), conduisant actuellement, par ailleurs, une nouvelle édition avec traduction et commentaire de la Laus Iohannis paraphrase biblique attribuée à Paulin de Nole, récemment exclue des œuvres authentiques de celui-ci par Fr. Dolveck dans la dernière édition de ses opera omnia dans le CChL (2015). Par ailleurs, Fr. Stella, Chaire Gutenberg 2021, est un véritable spécialiste reconnu au niveau international, de poésie biblique médiévale, notamment carolingienne, et il poursuivra ses projets d’éditions de textes inconnus ou méconnus appartenant à la production de cette époque. Quant aux autres équipes françaises, V. Zarini et S. Labarre de l’IEA-UMR 8584 (essai de 1998 et édition de 2016) ont travaillé beaucoup sur la paraphrase hagiographique et sur Venance Fortunat ; C. Urlacher-Becht de l’UMR 7044, a publié beaucoup sur les poètes de Ve-VIe s., en particulier sur Sidoine Apollinaire et sur Ennode (2017), dans leur rapport avec la poésie classique et les antécédents chrétiens,; enfin, B. Bureau, véritable spécialiste d’Arator (édition de l’Historia Apostolica en 2017), en vertu de ses pistes d’études récentes et novatrices sur les gloses qui accompagnent les poèmes de cet auteur et de Sédulius (2020), ainsi que sur le Digital Humanities (Hyperdonat de 2017), continuera à s’occuper de la réception médiévale de la poésie biblique chrétienne, dans le cadre des actions.
Dans le groupe de travail allemand on remarque la même pertinence par rapport aux actions envisagées. En particulier, Donato De Gianni, après avoir publié en 2020 l’édition commentée du premier livre des Evangeliorum libri dans le cadre d’une thèse sur Juvencus, a reçu une bourse von Humboldt en 2017 pour écrire un commentaire sur le livre des Juges de l’Heptateuchos à la Bergische Universität Wuppertal, auquel il continuera à travailler dans le cadre de l’action 1.1 de ce projet (voir les objectifs). Une thèse de Christoph Schubert, écrite à Wuppertal en 2015 (H. Schmalzgruber 2017), a également été consacrée au poète de l’Heptateuchos, notamment au Liber Geneseos. Stefan Freund s’est déjà occupé de la confrontation du christianisme avec la poésie ancienne dans les deux ouvrages de sa qualification (2003[2] et 2009) et, plus récemment, a écrit des essais sur l'auto-compréhension de la poésie chrétienne latine (voir les deux essais cités dans la bibliographie). Thomas Gärtner a présenté une série d'essais sur les questions fondamentales de la poésie chrétienne dans l'Antiquité (par exemple en 2002). Katharina Pohl a poursuivi dans sa thèse (avec Stefan Freund) et dans une conférence ("Reddere urbi litteras. Wandel und Bewahrung in den Gedichtungen des Dracontius") en 2016 à Wuppertal (publié en 2019). En outre, elle a examiné de près la coexistence de la tradition poétique païenne et chrétienne chez Dracontius. Christoph Schubert outre les nombreuses contributions sur Commodien, a organisé récemment, dans le cadre des « Lectures de l'Antiquité tardive » de Gand, la conférence internationale Ennode à Erlangen le 15.11.2019, et a rédigé la contribution sur l’épopée biblique destinée au manuel Structures of Epic Poetry (2019).
1 Pour avoir une idée de la structure de ces canons déjà à une époque tardive, il suffit de mentionner la liste que Venance Fortunat fait, au début de sa Vita Martini en hexamètres, d'auteurs chrétiens (un ordre qui n’est pas nécessairement chronologique, de Juvencus, Sédulius, Orientius, Prudence, Paulin de Périgueux, Arator et Avit) qui avant lui avaient composé des poèmes valorisant les figures de référence chrétiennes, la triade Jésus Christ- martyrs-saints.
2 En ce qui concerne la poésie épique, Thraede parle (en particulier dans les pp. 1034-1041) de quatre manières de placer les expressions pré-chrétiennes dans un contexte théologiquement opposé, à savoir l'antithèse, la transposition substitutive de concepts, des iuncturae, des topoi et des scènes, l'insertion spiritualisante ou généralisante (« Spiritualisierende und verallgemeinernde Einpassung ») et l'imitation contrastée, ou « Kontrastimitation », attestée notamment dans les poèmes polémiques ou apologétiques de Prudence.
3 De manière plus fine, Herzog, s'appliquant aux textes poétiques chrétiens, biblico-épiques en particulier, la lecture « formgeschichtlich » de l'école de Constance, parle de l' « inclusion du non-accepté » (« Einschlüsse des nicht Akzeptierten », p. 193), de l' « entrée de corps étrangers dans un univers théologique différent par correction, coupure ou dissolution », de l' « usurpation sans modification », de la « neutralisation décontextualisé », et enfin de l' « actualisation de la métaphore » (c'est-à-dire du retour à son sens littéral, sans l'implication d'un signification autre).
4 On peut citer comme texte exemplaire, à cet égard, le début du livre V du De spiritalis historiae gestis d’Avit de Vienne (vv. 12-18 passim).
5 Il suffit de mentionner, à titre d’exemple, la présence de Juvencus à côté d’exégètes comme Ambroise, Jérôme et Augustin, parmi les sources qui font autorité sur la valeur symbolique du nombre 7, citées par Alcuin dans son epist. 203, ou l’utilisation abondante de Sédulius et d’Arator comme théologiens déjà par Bède puis à l’intérieur de la querelle sur la prédestination au IXe s.